»SAUVER LE TRÉSOR

Écrit par Michael Guarneri

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Débordements : Revenons un peu sur votre parcours. Comment êtes-vous entré en contact avec M. Béla Tarr?

Fred Kelemen : Notre amitié est née d’un regard. En 1990, Béla est venu à Berlin présenter une rétrospective de ses films au cinéma Arsenal. Un jour, par hasard, nous nous sommes retrouvés dans le même café, à quelques tables de distance. Nous ne nous connaissions pas, mais nos regards se sont croisés. Quelques jours plus tard, nous sommes tombés à nouveau l’un sur l’autre - toujours par hasard – au bureau de l’Académie allemande du film et de la télévision [Deutsche Film- Und Fernsehakademie Berlin]. Nous avons alors parlé, et ce fut le début de notre relation, qui se transforma en amitié et en collaboration artistique. C’était il y a vingt-quatre ans, et un long chemin nous a menés jusqu’à notre dernier film, Le Cheval de Turin, dont la première a eu lieu dans la ville où tout a commencé, Berlin.

D. : M. Tarr a insisté sur l’importance de la dimension collective du travail de réalisation d’un film. Pourriez-vous décrire l’ambiance qui régnait durant les tournages?

F. K. : Un film naît de l’idée ou de la vision d’une personne, qui agit comme une étincelle. Mais pour que cela se concrétise, il faut davantage qu’une idée. Une étincelle non plus ne suffit pas à faire un feu : il faut de l’air, du bois. Un cinéaste a besoin de complices. Bien des idées peuvent traverser nos esprits. Le plus difficile est toujours de les repérer, de les protéger comme un trésor menacé par l’abîme de nos âmes, puis de les ramener sur le rivage de la réalité afin de les rendre visibles. Ce n’est que là qu’elles pourront resplendir dans la lumière miroitante de l’esprit et représenter la beauté de leur origine cachée. Tout cela ne peut être l’oeuvre d’une personne seule. Il faut des alliés, une bande de conjurés qui partagent vision, passion, croyance et confiance. Des gens qui sont, d’un point de vue pratique, intellectuel et spirituel, capables de sauver le trésor.

Dans ce monde, il y a une dépendance mutuelle, personne ne peut faire quelque chose tout seul. Durant les tournages de Béla, il y avait donc une atmosphère où se mêlaient dévotion et secret, concentration, prudence et patience. Une forme d’espoir nourri d’anxiété et de joie, aussi. Du moins est-ce mon état d’esprit.

D. : Qu’exigeait Béla Tarr de vous en tant que chef opérateur, et quel niveau de «liberté créatrice» aviez-vous?

F. K. : Béla n’exigeait rien de moi. Après la lecture du scénario, nous parlions en général de l’aspect que celui-ci prendrait : nous partagions alors notre vision de l’ensemble du film ainsi que des scènes et des plans particuliers. Puis nous réfléchissions à la manière de réaliser cela concrètement.

Ce n’est pas différent d’une danse. Vous choisissez la musique puis l’écoutez. Ensuite, vous vous accordez sur le style, les pas, la chorégraphie, etc. Et puis enfin, vous dansez. Ensemble. La liberté créatrice n’existe que dans le cadre d’une vision partagée et d’un style à propos duquel vous êtes tombés d’accord. Si deux personnes décident de faire un tango, il serait évidemment ridicule, et néfaste, que l’un des partenaires se mette soudain à valser tout simplement parce que ça lui passe par la tête. C’est la même chose.

D. : En plus de réaliser vos propres films (Fate, Frost, Abendland, Krisana...) et de travailler avec Béla Tarr, vous enseignez aussi à l’Ecole de Cinéma de Sarajevo. Avez-vous, jeune, vous-même suivi des cours de cinéma?

F. K. : Oui, j’ai été à l’Ecole de Cinéma de Berlin, entre l’automne 1989 et l’été 1994. J’ai commencé à travailler avec des étudiants en 1995 au C.E.C.C. [Centre d’Estudis Cinematogràfics de Catalunya] de Barcelone, à la demande de son directeur Hectór Fáver, qui avait vu Fate au festival de San Sebastian. J’étais d’abord dubitatif, car je n’avais jamais fait ce genre de choses avant, et certains étudiants étaient plus vieux que moi. Mais Hectór m’a offert une liberté totale. Il avait confiance en moi, et c’est ainsi que j’ai commencé à travailler avec des étudiants. L’expérience fut positive à tous les points de vue, et j’ai été invité à nouveau. Pendant plusieurs années, j’ai donc animé un atelier l’été, à Barcelone. Puis d’autres écoles de cinéma, des écoles d’art et des universités de différents pays m’ont à leur tour fait ce type de proposition. Depuis 19 ans maintenant, j’ai eu l’occasion de fréquenter, dans des circonstances variées, nombre d’étudiants, avec des cultures et des histoires très diverses. J’ai beaucoup appris ainsi. C’est un très beau travail, créatif et important. Comme la réalisation, il s’agit de sauver des trésors. C’est un travail concret et spirituel qui exige les mêmes qualités que pour réaliser votre propre film, seulement moins d’ego et plus de patience et d’amour.

D. : Vous considérez-vous comme un professeur?

F. K. : Je suis un explorateur.

D. : Qu’enseignez-vous aux étudiants de Sarajevo?

F. K. : Il s’agit là d’ateliers centrés sur le métier d’opérateur. Ailleurs, je fais surtout des ateliers de réalisation, avec une partie d’écriture de scénario et de travail avec la caméra.

Je n’enseigne pas. Je ne donne pas de cours magistraux. L’essentiel ne peut être enseigné, il doit être expérimenté. J’essaie donc d’aider les étudiants à faire ces expériences. Je crée certaines situations, je prépare certains terrains artistiques, spirituels, intellectuels, puis avec les étudiants, nous entrons dans ces territoires. Je leur apporte mon soutien pour traverser ces territoires physiques et mentaux. Dans l’idéal, à la fin, ils ont eu une expérience individuelle qui leur a permis d’acquérir un savoir et de devenir plus forts, moins craintifs, plus sûrs d’eux-mêmes – une expérience qui leur a donné le goût de la joie créatrice. Il est essentiel de faire resplendir notre âme et celle des autres.

D. : En quoi cette façon de faire diffère-t-elle de ce que vous avez connu en tant qu’étudiant?

F. K. : En bien des façons. J’essaie d’offrir aux étudiants ce que j’espérais apprendre alors, mais qui m’a toujours manqué.

D. : Il est possible d’apprendre à quelqu’un à se servir d’une machine telle qu’une caméra. Mais le cinéma (et l’art en général) peut-il être enseigné?

F. K. : Evidemment, on peut enseigner à quelqu’un l’utilisation intelligente et habile des outils. La réalisation est bien, entre autres choses, un artisanat. Même le regard et la sensibilité peuvent être améliorés ; on peut aussi aider l’esprit et le coeur à s’ouvrir. Mais le talent ne peut pas être transmis. C’est un don. Et, pour ce qui concerne le cinéma, une certaine «cinématographicité», un certain sens pour cet art très complexe, est nécessaire. Quand quelqu’un a ce don, il doit en prendre soin, le protéger et travailler avec, le libérer aussi pour qu’il puisse s’épanouir.

D. : Quel est selon vous la différence entre un cinéaste «amateur» et «profesionnel»?

F. K. : Je ne vois pas d’opposition. C’est simplement une question de définition. «Amateur» vient du mot «amour». Les amateurs sont ceux qui aiment ce qu’ils font, et font ce qu’ils aiment. Dans un sens négatif, évidemment, l’ «amateur» est celui qui travaille hors d’une structure professionnelle. Mais il me semble qu’un professionnel, quelqu’un qui travaille dans une structure professionnelle, peut aussi être un amateur. Pour moi, l’important, c’est de travailler professionnellement tout en conservant le désir et l’amour de l’amateur.

.................................................................................................................................................................... "Débordements", le 8 décembre 2014 / www.debordements.fr

Traduction française : Raphaël Nieuwjaer